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On est allé manger un falafel sur les quais, en silence, comme deux personnes qui se connaissent pas trop bien. D'une certaine façon, même si on s'aimait bien, c'est vrai qu'on se connaissait pas trop bien. On est arrivé sur le bord de la Seine glacée, les lumières des lampadaires faisaient des grosses tâches sur la masse noir comme des phares braqués sur la peau grumeleuse et visqueuse d'un monstre des mers. Il faisait froid. On s'est assis sur les bancs glacés du quai vide, on avait beaucoup marché pour atteindre ce quai. Les falafels étaient à peine tiède. Sans s'en rendre compte, on s'est mis tout près l'un de l'autre, comme pour se tenir chaud, comme deux personne qui d'une certaine façon, même si elles s'aimaient bien, ne se connaissent pas trop bien. On ne parlait toujours pas mais j'étais incroyablement à l'aise. Il avait un regard et un sourire très doux, avec un rire tendre à chaque fois que je faisais une blague un peu bête. J'avais pas spécialement l'impression d'avoir un ticket et je crois que pour une fois je m'en fichais pas mal. Je profitais de ce moment d'apaisement, de la ville éteinte, des passants silencieux et du ronronnement de quelques bateaux chics. C'était un soir de semaine tard, tout le monde dormait ou travaillait, j'avais l'impression d'avoir 12 ans et de faire l'école buissonnière. D'ailleurs cette impression me donnait l'impression d'avoir pris un gros coup de vieux.
Tout d'un coup il m'a fait: " Non mais sinon ça va? 'Fin j'veux dire, tu tiens le coup? T'as l'air vraiment bien hein! Mais comme tu m'avais dit que ton ex et toi c'était très fort je pensais que tu serais un peu plus ramassée."
"Mon père m'a dit qu'il fallait pas regretter les gens qui nous faisaient du mal. Même si c'est tout bête, j'y avais jamais pensé avant. Surtout qu'il parait qu'il est devenu vraiment trop con."
Je crois que j'avais besoin d'en parler, encore, encore à un demi-inconnu. Parler c'était drainer le mal, c'était surtout un peu plus de pus qui sortait de la plaie, c'était relire sa démonstration, reprendre son remède contre la gueule de bois. Je lui ai raconté la rupture foireuse, ses mots durs et stupides qui m'avaient explosé à la gueule comme des pétards qui me piquaient encore un peu les yeux sans laisser de traces, je n'étais pas ce qu'il disait. J'ai aussi parlé de ce que je pensais être sa folie, de ses réactions bizarres, de son demi mutisme qui m'avait lui aussi explosé à la gueule tout à la fin.
Comme pour faire renaître un souvenir, un délicieux souvenir, comme on parle de quelqu'un de mort qu'on a aimé plus que tout, je lui ai aussi dit combien je l'ai adoré, tout ce que j'avais fait pour lui, tout ce qu'il avait fait pour moi, comment on s'était regardé grandir et comment on s'était offert l'un à l'autre jusqu'à s'en casser des os, je lui ai raconté combien il avait les moyens de devenir quelqu'un d'important mais aussi comment il perdait petit à petit ces moyens. C'était comme si je racontais la mort de cette personne, comme si elle était morte d'une très longue maladie qu'on avait su qu'à la fin, quand il n'y avait plus rien à faire. Alors, je me suis étonnée à lui parler de soulagement, de liberté, je lui ai décrit ce sentiment de culpabilité ou de peur qui m'envahissait toujours, celui de devoir toujours changer, de ne même plus se reconnaître ou se comprendre pour quelqu'un qui criait toujours plus. C'était comme si j'avais commencé à tomber malade aussi mais que la maladie était partie d'elle-même. Là où j'avais mal, c'était pas tant de perdre l'ombre de ce que j'avais aimé mais de prendre conscience de cette ombre. Ce qui faisait mal c'était la claque, la méga claque que je m'étais prise quand il est parti: ce n'était plus l'homme de ma vie, ni même celui de mes 18 ans, c'était un étranger qui me faisait mal tous les jours et on se mentait tous les deux en se déguisant de souvenirs, en adorant autre chose que nos êtres. On aimait notre relation, nos promesses, le nous d'il y a deux ans, la facilité et puis on était tellement paresseux, tellement fatigués. C'était tellement mieux de ne pas se poser les bonnes questions, de les remettre à plus tard. Je n'avais pas eu envie de le voir ce "tu l'aimes plus casse toi", pas maintenant, pas en ce moment. Evidemment j'étais tétanisée à l'idée d'être toute seule, évidemment j'avais peur de jamais vraiment m'en remettre, évidemment je penserai à lui toute ma vie, c'était sûrement ma plus grande passion, et j'avais l'impression d'avoir plus rien à vivre et à aimer ni même pour être aimée mais je ne voulais plus de ce nous en décomposition ni même de cette passion qui m'épuisait.
"C'est bête mais des fois j'ai presque envie de le remercier. Même moi je me trouve dingue mais c'est quand même lui qui a été le plus raisonnable. Non vraiment le plus dur c'est le sentiment de solitude et le manque du à l'habitude. Je veux pas spécialement le faire disparaitre de l'intégralité de mon existence mais je n'ai pas l'impression que ma vie s'arrête parce qu'il n'est plus là. Parfois j'aimeit petit à petit. Parfois j'aimerai qu'il reste quelque part, d'une autre façon. Ca va passer, je sais que ça va passer, c'est un gros chagrin d'amour à avaler quoi. J'ai hâte d'être complètement libre, d'avoir plus peur de rien. "
J'avais beaucoup parlé du coup j'ai ri un peu. Je lui ai posé des questions sur sa vie et sur ses amours aussi. On a beaucoup parlé d'amour, de tous nos amours de nos débuts à aujourd'hui. On avait cette impression de gosse d'avoir vécu plein de choses, trop de choses, mais je crois que c'est faux. Il m'a rappelé cette fois où je lui avais expliqué les vertus de l'amour éternel devant un verre de vodka en trop et on a beaucoup ri. Je me suis sentie vraiment bête mais il avait toujours ce rire tendre, ce regard incroyablement apaisant. J'avais l'impression de regarder un matin de Juillet dans un lit au bord de la mer. On avait arrêté de rire, on avait aussi arrêté de parler, il faisait de plus en plus froid, alors on s'est rapproché encore sans s'en rendre compte. Il m'a caressé la joue du bout de l'index avec un air entre le bon copain et le mec avec qui t'as un ticket. J'ai regardé son visage puis je me suis attardée sur sa bouche en me demandant si c'était une bonne idée, comme une grosse au régime devant une religieuse au chocolat.
Au contact de cette tendresse qui me manquait tant, mon corps s'est relâché et je me suis jetée sur sa bouche. Seulement, au premier contact, la pâtisserie avait un goût plastique, un côté réchauffé ou encore gâteau Carrefour premier prix. J'ai repensé à la théorie du mec pansement alors je me suis enlevée comme dégoûtée, il m'a regardé, triste et étonné, il avait toujours des yeux tout doux. Oui j'avais peur de finir seule, oui j'aurai bien aimé faire des bisous parce que c'est tout doux, tout chaud mais je ne voulais pas perdre l'opportunité d'enfin apprendre à être seule et bien dans ma peau. Je voulais être seule et grandie, je voulais faire des choses sans personne, goûter à cette liberté qui me tendait les bras. Continuer ce baiser c'était lâcheté, c'était fuir la douleur et ne jamais se prendre en main. On ne méritait de commencer une histoire basée sur la rencontre de deux solitudes.
J'ai bégayé un truc qui expliquait vaguement ce que je pensais, il a sourit à ma bouillie infâme avec plus de douceur encore. Je me suis remise à regarder la Seine et je l'ai entendu sourire. On est resté l'un contre l'autre pour se tenir chaud, il m'a pris la main et l'a pressée légèrement. Au fond de moi, j'étais bien contente qu'il me dise ça, j'avais encore plus hâte d'être libre.